En avril 2016, je parvins à franchir la frontière de la république séparatiste d’Abkhazie. Cette région de la Géorgie qui fit sécession, soutenue par la Russie, à l’issue d’une guerre contre l’armée géorgienne en 1992-1993 est depuis 1994 de facto indépendante. Mais elle est restée largement non-reconnue jusqu’à la Guerre des Cinq-Jours (2008), qui se conclut par la reconnaissance par la Russie des républiques séparatistes d’Abkhazie et d’Ossétie du Sud, que la Géorgie considère toujours officiellement comme faisant partie de son territoire. À ce jour encore, l’Abkhazie n’est reconnue que par quelques Etats : le Nicaragua, le Venezuela, Nauru, la Russie, à laquelle l’Abkhazie doit son indépendance, ainsi que quelques autres républiques autoproclamées comme l’Ossétie du Sud, la Transnistrie, le Nagorno-Karabakh et la République sahraouie.
Une fois l’Abkhazie indépendante, les Géorgiens, qui en constituaient près de la moitié de la population, furent contraints à l’exil, laissant derrière eux une région à moitié vide et mutilée par la guerre qui leur ferma bientôt complètement ses portes. Une frontière presque imperméable s’éleva entre les deux belligérants. Le conflit se gela progressivement et un embargo fut imposé sur la région séparatiste. L’Abkhazie isolée ne recevait plus de ravitaillements que de son allié russe.
La république séparatiste, vidée de la moitié de ses habitants, avec ses infrastructures détruites par la guerre, a survécu jusqu’à ce jour, avec des institutions presque fonctionnelles, une vie politique propre, une alternance démocratique… Mais son statut d’Etat non reconnu continue de bloquer son développement. L’économie abkhaze tourne au ralenti, comme sous perfusion russe, elle n’a aucune opportunité à offrir à sa jeunesse, qui regarde vers la Russie pour ce qui est des études supérieures et des perspectives professionnelles, et ses citoyens doivent recourir à des passeports russes pour espérer quitter le territoire de ce pays qui n’existe pas.
En arrivant à Sukhumi, la capitale, je découvris une ville à moitié désertée – les touristes russes (97% des visiteurs) n’étaient pas encore arrivés cette année. Il faut dire, pour leur défense, que la météo, d’ordinaire très douce en Abkhazie, était particulièrement exécrable ce jour-là. La cité balnéaire, dont les Géorgiens parlent comme d’un paradis sur terre, ressemblait à une ville en ruines. Tous les grandiloquents bâtiments communistes au décorum extravagant portent encore les stigmates de la guerre – vingt ans plus tard.
Inutile de se voiler la face. En fait de république autonome, l’Abkhazie est, à peu de choses près, un protectorat russe. On y paye même en roubles ! Et presque personne n’y parle abkhaze… la langue la plus communément utilisée est le russe. Visitant les magasins de Sukhumi, je m’attendais, résigné, à ne trouver que des produits russes. Quel ne fut pas mon soulagement d’y découvrir sur les étals des marques aux mélodieuses sonorités turques, que j’avais pu croiser dans les supermarchés stambouliotes ! Une alternative bienheureuse aux fades produits russes. En attrapant euphoriquement un yaourt à boire, je me rappelai que le seul autre pays qui acceptait de commercer avec l’Abkhazie était la Turquie.
Cela peut paraître étonnant, quand on sait que l’embargo contre l’Abkhazie, assorti d’un blocus maritime, a été renforcé en 2004 puis à nouveau en 2008 – après la guerre des Cinq Jours – quand une loi passée à Tbilissi déclara l’Ossétie du Sud et l’Abkhazie toutes deux « zones occupées par la Russie » et interdit quiconque d’y faire des affaires sans l’accord des autorités géorgiennes.
Mais la Turquie, premier partenaire commercial de la Géorgie, n’a pas renoncé à l’Abkhazie pour autant. Les firmes turques sont présentes partout en Géorgie et les deux pays sont très proches sur le plan économique et s’accordent mutuellement des faveurs facilitant les échanges et la circulation de leurs citoyens de part et d’autre de la frontière. La Géorgie est l’un des meilleurs alliés d’Ankara dans la région, alors pourquoi risquer de l’aliéner ?
D’autant que les liens commerciaux entre la Turquie et l’Abkhazie ont été source de nombreuses tensions entre Tbilissi et Ankara. La marine géorgienne a saisi, au fil des années, nombre de navires turcs transportant des biens et du ravitaillement depuis ou vers l’Abkhazie, allant jusqu’à condamner le capitaine d’un des navires capturés, le Buket, à vingt-quatre ans de prison en 2009, avant de les relâcher lui et son pétrolier suite à la vive réaction des autorités turques. Même si la Géorgie, affaiblie par la guerre avec la Russie et les deux zones grises qui mutilent son territoire, n’a pas les moyens de tenir fermement tête à la Turquie, pourquoi cette dernière n’abandonne-t-elle pas l’Abkhazie ?
Certes, l’argument officiellement avancé est que l’isolement de l’Abkhazie ne fera que la pousser à s’intégrer davantage à la Russie, alors qu’intensifier ses relations avec la Turquie l’ouvre vers l’ouest, mais il y a peut-être un autre facteur. En effet, en Turquie vit une large diaspora abkhaze. En fait, selon les estimations, il y aurait même en Turquie plus d’Abkhazes ethniques qu’en Abkhazie (jusqu’à cinq fois plus !).[1] La communauté abkhaze de Turquie, arrivée dans l’Empire ottoman dans la seconde moitié du XIXe siècle, suite à la guerre russo-circassienne, s’est majoritairement installée dans le nord de l’Anatolie, le long de la mer Noire. Les Abkhazes sunnites, comme d’autres peuples circassiens d’obédience musulmane, avaient alors été les victimes d’un nettoyage ethnique opéré par la Russie tsariste et forcés à l’exil vers la Perse ou, surtout, l’Empire ottoman. On appelle ces exilés muhajirs.[2]
Ces muhajirs sont le trait d’union entre la Turquie et l’Abkhazie, où ils ont souvent leurs intérêts économiques. Si elle devait renoncer à commercer avec l’Abkhazie, le manque à gagner serait alors réel pour la Turquie, qui se laisse facilement convaincre par les très actifs lobbies des Abkhazes de Turquie. Aussi la Turquie est-elle le deuxième partenaire commercial de la république séparatiste (18 % des échanges abkhazes) après la Russie. Ils ont aussi poussé au rétablissement de service de ferries depuis Samsun, Istanbul ou Trébizonde vers Sukhumi. Certaines familles retournent également s’installer en Abkhazie et participent particulièrement à son développement économique.
Cela va plus loin. La Turquie est aussi présente en Abkhazie sur le plan politique. Elle n’a certes pas reconnu la région séparatiste, mais des hommes politiques turcs – tel l’ex sous-secrétaire d’État Ahmet Ünal Çeviköz, ou des délégations de parlementaires – visitent régulièrement Sukhumi. Mr. Murat Buhran, l’ambassadeur turc en Géorgie s’est lui-même risqué à traverser la frontière abkhazo-géorgienne en 2014.
Impossible de dire jusqu’à quand ce double jeu turc se poursuivra, peut-être jusqu’à ce que la Géorgie retrouve pleinement ses moyens. En attendant, elle permet à la république claustrophobe de profiter d’un peu d’air frais, à la Turquie de faire progresser l’intégration de son ancienne Mare Nostrum, et aux touristes russes de déguster un café turc de l’autre côté de la mer Noire.
[1] http://www.hurriyet.com.tr/turkey-s-abkhaz-diaspora-dreams-of-home-11223082
[2] Muhajir ou muhacir, est également un terme général désignant toutes les populations musulmanes de l’espace ottoman ayant eu à fuir vers l’Anatolie au gré des pertes territoriales de la Porte – un phénomène qui toucha en particulier les musulmans des Balkans.